Anne-Marie de Vaivre, Jacques Bouvet, – Cercle Entreprises et Santé
Me Michel Ledoux, Me Aurélie Salon, – Cabinet Michel Ledoux et Associés

RPS et Santé mentale : ce que le droit révèle des transformations du travail

Repères juridiques, réalités du travail et vigilance organisationnelle

En Europe, le poids des troubles de santé mentale est estimé à plus de 4 % du PIB, soit plus de 600 milliards d’euros par an, en coûts de soins, de protection sociale et de pertes de productivité.
En France, les estimations récentes situent le coût tangible de la santé mentale des actifs autour de 24,7 milliards d’euros par an, dont 60 % supportés par l’Assurance maladie, 31 % par les employeurs et 9 % par les complémentaires. (Source MGEN)

Ces chiffres ne disent pas tout, mais ils indiquent clairement que la santé mentale n’est plus simplement un “sujet RH” parmi d’autres :
RPS (en approche ‘risques’)  et Santé Mentale (en approche ‘Impact Santé’) sont désormais un repère de pilotage pour les organisations, publiques comme privées.

Parallèlement, les reconnaissances de maladies professionnelles psychiques augmentent : la feuille de route nationale santé mentale et psychiatrie rappelait déjà, pour 2021, plus de 1 500 maladies professionnelles relevant de troubles psychiques reconnues ‘MP’, soit

Parallèlement, les reconnaissances de maladies professionnelles d’origine psychique augmentent nettement. Pour le seul régime général, le rapport annuel 2021 de l’Assurance Maladie – Risques professionnels recense 1 566 maladies professionnelles liées à des troubles psychiques reconnues en 2021, soit +9 % par rapport à 2020, une part en nette hausse dans les tableaux AT/MP. (source Ministère de la Santé).

(Ce volume était de l’ordre d’une cinquantaine de cas en 2007 et dépassait déjà les 1 000 cas en 2019.[1])

Du côté des tribunaux, les mises en cause pour harcèlement moral ont progressé d’environ 60 % en huit ans, selon un récent état des lieux, signe d’une judiciarisation croissante des situations de souffrance au travail. (source Challenges)

Ces évolutions ne traduisent pas seulement une aggravation : elles signalent d’abord une visibilité nouvelle des atteintes psychiques liées au travail, et un déplacement du regard des juges, des employeurs et de la société sur ce qui est acceptable ou non dans l’organisation du travail.

[1]Les données consolidées proviennent du rapport annuel 2021 de l’Assurance Maladie – Risques professionnels (régime général), qui recense 1 566 maladies professionnelles liées à des troubles psychiques reconnues en 2021, soit +9 % par rapport à 2020. Pour situer la dynamique de long terme, l’analyse de Santé publique France (BEH n° 5, 5 mars 2024) rappelle qu’on recensait environ 50 cas en 2007 et plus de 1 000 cas en 2019.

Le regard de Me Michel Ledoux :
responsabilité, preuve et travail réel

Dans ce contexte, l’analyse et l’expérience de Me Michel Ledoux, avocat en droit social reconnu pour son expertise sur la santé – travail, apportent des repères structurants.

Premier repère : l’évolution du régime de responsabilité.
L’article L. 4121-1 du Code du travail impose à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. La jurisprudence en a d’abord fait, à partir de 2002 (arrêt amiante[1]), une obligation de sécurité de résultat : dès lors qu’un dommage était constaté, la responsabilité de l’employeur était engagée, sauf cas de force majeure. Ce régime, extrêmement exigeant, a ensuite évolué vers une obligation de moyens renforcée (arrêt Air France 2015) : l’employeur peut s’exonérer s’il démontre une prévention effective et cohérente, fondée sur les principes généraux de prévention.

Cela ne diminue en rien l’exigence ; cela la déplace et l’éclaire :
l’enjeu devient la réalité de la preuve et la cohérence des démarches de prévention. Le juge examine le caractère effectif et vivant du DUER, la réalité des actions (formation, adaptation de l’organisation), la conduite des enquêtes internes, la réactivité face aux signaux, la qualité de la qualification des faits (tension, conflit, harcèlement, danger grave et imminent…).

Deuxième repère : l’extension de la responsabilité à l’ensemble de la chaîne d’acteurs.
La jurisprudence raisonne désormais en termes de travailleurs (et non plus seulement de salariés) : intérimaires, sous-traitants, stagiaires, apprentis, tous ceux qui se trouvent sous un pouvoir d’organisation et de direction d’une entreprise/ d’un employeur, sont pris en compte dans le champ de la prévention, des obligations et du contrôle de la prévention.
Autrement dit, une entreprise, privée ou publique,  qui commande, planifie, coordonne, ne peut ignorer les conditions réelles de travail de ceux qui interviennent pour elle, même indirectement.

Troisième repère : la manière de penser le harcèlement.
Michel Ledoux rappelle la nécessité de distinguer clairement :

  • des tensions ou conflits inhérents au travail,
  • des situations de harcèlement individuel,
  • des pratiques de harcèlement managérial,
  • et, plus rarement, des configurations de harcèlement institutionnel, où la politique de gestion elle-même crée un système pathogène pour un collectif entier (affaire France Télécom et limites raisonnables du pouvoir de direction).

Ce n’est pas une typologie théorique : elle conditionne la façon de conduire les enquêtes, la qualification juridique, les responsabilités encourues, et les marges de manœuvre pour agir.

Enfin, point essentiel : pour Michel Ledoux, les contentieux récents montrent que la prévention ne peut plus être traitée comme une annexe réglementaire ; elle devient le lieu où se lit la maturité réelle de l’organisation. Le juge regarde le travail derrière les procédures.

Me Ledoux précise :  tout n’est pas harcèlement,  le désaccord ou l’opposition de points de vue au sein d’équipes ou d’organisations n’entraînent pas en tant que tels une définition de harcèlement. L’univers professionnel n’est pas un monde de bisounours : le désaccord, les frictions, les oppositions sont parties inhérentes de la vie quotidienne des organisations. Le harcèlement répond à des critères et des caractéristiques bien précis de continuité et d’impact dans la dévalorisation des personnes

[1] L’arrêt amiante de 2002 a transformé l’obligation de sécurité en une obligation de résultat : l’employeur doit non seulement connaître les dangers, mais aussi démontrer qu’il a pris toutes les mesures nécessaires et efficaces pour en protéger les salariés. Cette jurisprudence fondatrice irrigue aujourd’hui tout le contentieux des RPS et de la santé mentale, où les risques sont désormais considérés comme “connus”, plaçant la vigilance et l’action préventive au cœur de la responsabilité juridique.

L’apport de Me Aurélie Salon
souplesse, seuils de tolérance et responsabilité partagée

Me Aurélie Salon met en lumière un autre versant de la question : celui du champ lexical et conceptuel des risques psychosociaux.

Elle rappelle d’abord que les RPS ne disposent d’aucune définition juridique formelle : aucun article du Code du travail ne les décrit. Ils sont appréhendés à travers l’obligation de sécurité, ce qui introduit une part de souplesse, mais aussi une zone d’incertitude.
Ce “flou relatif” permet au droit de s’adapter à des réalités mouvantes : intensification, hyper-connexion, porosité des temps de vie, injonctions paradoxales, exigences de reconnaissance.
Mais il suppose, en contrepartie, une grande rigueur de qualification et d’indentification de la part des acteurs internes (RH, managers, médecine du travail, représentants du personnel).

Me Aurélie Salon insiste ensuite sur l’ évolution des seuils de tolérance :
ce qui était considéré comme “normal” il y a vingt ou trente ans ne l’est plus aujourd’hui. Non pas parce que les individus seraient devenus “fragiles”, mais parce que l’exposition, les rythmes, les modes de contrôle et les attentes sociales ont changé. Le droit suit ce mouvement : il ne le dicte pas, il le formalise.

Sur le terrain de la prévention, Aurélie Salon insiste sur la nécessité d’articuler deux dimensions :

  • une dimension organisationnelle (charge, rythmes, autonomie, soutien, clarté des objectifs) ;
  • une dimension humaine (écoute, accompagnement, soutien aux managers, possibilités de dire et d’alerter sans être disqualifié).

La meilleure protection juridique reste une prévention réelle et documentée, portée et comprise par l’ensemble des acteurs, et non une accumulation de chartes sans prise sur le travail réel.

La montée des contentieux ne doit pas être lue comme une dérive, mais comme un signal : la parole se libère, et les organisations qui ne disposent pas de dispositifs crédibles de traitement des situations sont plus exposées

Elle rappelle d’abord que les RPS ne disposent d’aucune définition juridique formelle : aucun article du Code du travail ne les décrit. Ils sont appréhendés à travers l’obligation de sécurité, ce qui introduit une part de souplesse, mais aussi une zone d’incertitude.
Ce “flou relatif” permet au droit de s’adapter à des réalités mouvantes : intensification, hyper-connexion, porosité des temps de vie, injonctions paradoxales, exigences de reconnaissance.
Mais il suppose, en contrepartie, une grande rigueur de qualification et d’indentification de la part des acteurs internes (RH, managers, médecine du travail, représentants du personnel).

Me Aurélie Salon insiste ensuite sur l’ évolution des seuils de tolérance :
ce qui était considéré comme “normal” il y a vingt ou trente ans ne l’est plus aujourd’hui. Non pas parce que les individus seraient devenus “fragiles”, mais parce que l’exposition, les rythmes, les modes de contrôle et les attentes sociales ont changé. Le droit suit ce mouvement : il ne le dicte pas, il le formalise.
Sur le terrain de la prévention, Aurélie Salon insiste sur la nécessité d’articuler deux dimensions :
• une dimension organisationnelle (charge, rythmes, autonomie, soutien, clarté des objectifs)
• une dimension humaine (écoute, accompagnement, soutien aux managers, possibilités de dire et d’alerter sans être disqualifié).
La meilleure protection juridique reste une prévention réelle et documentée, portée et comprise par l’ensemble des acteurs, et non une accumulation de chartes sans prise sur le travail réel.
La montée des contentieux ne doit pas être lue comme une dérive, mais comme un signal : la parole se libère, et les organisations qui ne disposent pas de dispositifs crédibles de traitement des situations sont plus exposées

Échanges et dialogues du Cercle Entreprises & Santé

Dans notre paysage professionnel et sociétal en mouvement, le Cercle Entreprises & Santé poursuit sa vocation de tiers de vigilance et de prévenance :
un espace structurant où se croisent acteurs du droit, acteurs de l’innovation, parties prenantes et partenaires du monde du travail, acteurs du travail réel, responsables d’organisations, médecins et chercheurs : pour éclairer les chemins praticables.

En donnant la parole à des grandes voix comme Me Michel Ledoux et Me Aurélie Salon, le Cercle E&S tend à faire progresser la compréhension de la relation au travail par les parties prenantes de l’entreprise : en éclairant les évolutions et les exigences du droit, la complexité du travail et les nouvelles attentes, en lien avec la réalité des décisions managériales.

C’est dans cet entrelacs – fait de responsabilités assumées, de vigilances partagées et de regard lucide sur le travail – que peuvent se construire des politiques de santé mentale solides : ni défensives, ni incantatoires, mais ancrées dans le réel et capables de tenir dans la durée. 

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💬 Réunion interne « Club » n° 192 animée par Anne-Marie de Vaivre et Jaques Bouvet,