Anne-Marie de Vaivre, Jacques Bouvet, – Cercle Entreprises et Santé
Pr Luc Brunet – Chaire Psychologie du Travail et des Organisations, Université de Montréal
Pr Frédéric Telliez, – Département neurosciences, Institut d’ingénierie de la santé, UFR de Médecine/Université Picardie Jules Verne.

Management toxique, management positif : au-delà du constat, comment réenclencher la vitalité des organisations ?

Le management est une arme à double tranchant. Destiné à soutenir et structurer le travail, il peut aussi — lorsqu’il se délite ou se durcit — fragiliser les équipes et détériorer la santé psychologique.

C’est sur ce thème que le Cercle Entreprises et Santé organisait, avec l’Institut d’Ingénierie de la Santé une rencontre à Amiens, au sein de l’Université Picardie Jules Verne.
Dès l’ouverture de cette rencontre, Jacques Bouvet rappelait ce sentiment partagé : « On peut se sentir timide avec le mot management : on l’a parfois subi, exercé… et pardonné – ou pas… ». Pourtant, comme le soulignait le Pr Frédéric Telliez (UPJV) : « Les facteurs psychosociaux, ce n’est pas forcément négatif. Il y a des facteurs positifs, et c’est ce qui est intéressant ».

Au-delà du diagnostic nécessaire sur la toxicité, la question centrale devient : comment activer le ‘le bien’, et reconstruire ?

  1. La toxicité managériale : un phénomène sous-estimé mais documenté

La toxicité managériale n’est ni un accident, ni un simple ressenti. Elle s’exprime par des comportements intentionnels et répétés qui produisent de la nuisance. Ses formes varient (tyrannique, narcissique, machiavélique, laisser-faire) mais ses effets sont constants : climat dégradé, perte de confiance et désengagement.

Les chiffres sont alertants. Les enquêtes du Pr Luc Brunet en milieux hospitaliers révèlent qu’entre 10 et 15 % des professionnels observent très régulièrement ces comportements destructeurs dans leur hiérarchie ou organisation, un taux qui grimpe à près de 40 % dans les environnements complexes.

Cette toxicité prospère dans les « zones grises » : ambiguïtés hiérarchiques, déni institutionnel ou cultures valorisant la dureté.
La prise de conscience est nécessaire, mais insuffisante car, selon Luc Brunet, « On peut changer des comportements, mais on ne change pas les personnes ». Il faut donc des cadres organisationnels protecteurs et structurants pour s’en dégager.

  1. La loupe hospitalière : quand le contexte pèse sur l’individu

L’hôpital agit comme un révélateur puissant. Il concentre le paradoxe de métiers de soin (éthique, attention à l’autre) percutés par des contraintes massives : intensité, urgence, pénurie de ressources et multiplicité des lignes hiérarchiques.

Cette indétermination qui pèse sur les rôles crée une vulnérabilité.
Les travaux de Luc Brunet identifient trois profils : un groupe en bien-être relatif, un groupe intermédiaire, et un groupe en « détresse élevée », souvent désengagé, pour qui le travail devient un effort de survie.

Si les comportements toxiques avoisinent les 21 % en milieu hospitalier, c’est souvent parce que l’institution peine à réguler ses propres tensions. « L’individu est parfois broyé par le contexte », soulignait le Pr Paul Crozet (IAE Amiens, IPJV).
La pression de productivité peut favoriser l’émergence d’un management dur, toléré car efficace à court terme, mais dévastateur sur la durée.

  1. Le chaînon manquant : réhabiliter l’Eustress

Le terme étonne, mais il est décisif. L’Eustress désigne le stress positif, celui qui mobilise, élève le niveau d’énergie et favorise la réussite collective, par opposition au distress (le mauvais stress qui use).

La santé psychologique n’est pas le calme plat, c’est une dynamique. Les métiers du risque, – et les métiers hospitaliers en font partie, mais aussi les métiers des interventions en urgence, pompiers, maintenance industrielle en temps de crises … – en offrent des exemples quotidiens, où l’eustress se manifeste par :

  • La coopération dans l’urgence ;
  • Le sentiment d’utilité et l’expertise partagée ;
  • La mobilisation de ressources physiques, cognitives, psychiques de l’individu – au service de la prise de décision et de l’action ;
  • Le plaisir d’agir au sein d’une équipe soudée.

Le management positif ne vise pas à supprimer la tension, mais à la rendre constructive. Ce n’est pas une « bienveillance molle » : c’est une exigence qui soutient, qui donne les moyens d’agir et transforme la pression stérile en engagement fertile. Il repose sur une alchimie précise entre clarté, justice organisationnelle et marges de manœuvre.

  1. « Qui peut le plus, peut le moins » : une leçon universelle

Pourquoi s’intéresser au modèle du soin / des métiers hospitaliers? Parce que s’applique ici la logique du « Qui peut le plus peut le moins : ce qui fonctionne dans l’extrême fonctionne d’autant mieux dans l’ordinaire ».

Si des méthodes de management vertueux fonctionnent en réanimation — où l’erreur peut être fatale —, elles sont transposables à l’industrie, aux services ou à la banque. Ces milieux éclairent le principe de symétrie des attentions : on ne peut exiger d’un collaborateur qu’il soit « orienté client » ou empathique si le management ne lui offre pas un cadre sûr, clair et juste.

  1. La méthode : de la prévention à la prévenance

Comme le porte le Cercle, il ne s’agit pas seulement d’éviter le dommage, mais d’activer ce qui rend l’organisation vivante.
Paul Crozet insiste : « La perception est une donnée scientifique ». Écouter le ressenti des équipes, c’est recueillir de la data de pilotage.

Quatre lignes d’action concrètes peuvent guider tous les secteurs d’activité :

  1. Donner de la clarté : Rôles, responsabilités, priorités. La clarté est une forme de soin.
  2. Renforcer la justice organisationnelle : Équité, reconnaissance et stabilité sont les fondements du management positif.
  3. Objectiver : Relier les perceptions (signaux faibles) aux données réelles de Santé-Travail pour sortir du déni.
  4. Construire des alliances : S’appuyer sur les universités et leurs laboratoires, la SST et l’ingénierie. Les solutions sont partenariales, pas unilatérales.

Conclusion : Voir, comprendre, agir

Voir la toxicité réduit son pouvoir.
Comprendre ce qu’elle révèle du pilotage permet d’en sortir.
Agir pour créer les conditions de l’eustress est un choix stratégique. .  ¡

Le Cercle Entreprises & Santé poursuit cette mission  sur sa ligne de réflexion et de travaux : être un tiers de vigilance et un espace structurant pour relier perception et données, et construire des cadres managériaux capables de soutenir la vitalité des organisations.

Accéder au  replay de la conférence / séquencé et  intégral

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Jacques Bouvet, et Anne Marie de Vaivre, Cercle Entreprises et Santé
Pr Luc Brunet, Université de Montréal ;
Pr Frédéric Telliez, 2IS, Université Picardie Jules Verne

en écho à la conférence à Amiens du 16 octobre 2025